Chapitre 18
Plus qu'un jour! fut la première pensée de Dag lorsqu'il se réveilla le lendemain matin.
II pensait que la veille du mariage serait consacrée dans le calme à des préparatifs pour la petite cérémonie familiale, avec peut-être un peu de temps réservé à méditer avec le sérieux approprié sur le pas qu'il s'apprêtait à franchir. Et aussi pour apaiser la petite voix qui grinçait à l'arrière de son esprit: Qu'est-ce que tu fais? Comment t'es-tu retrouvé là ? Ce n'est pas ce que tu avais prévu! As-tu la moindre idée de ce qui va se passer quand tu rentreras chez toi ? A cette dernière question un simple non semblait une réponse suffisante. Quant à celles plus compliquées, telles que Comment vas-tu protéger Étincelle alors que tu ne peux pas te protéger toi-même? ou Et si nous avons des enfants de sang mêlé?, il essayait de les ignorer, même si cette dernière l'amenait directement à se demander Seraient-ils petits et fougueux? et l'entraînait toujours plus loin.
Mais après le petit déjeuner, ce ne furent pas une ou deux voisines de Faon, ainsi qu'il s'y était vaguement attendu, qui s'abattirent sur la ferme des Prébleu, mais deux amies, cinq de leurs sœurs, quatre belles-sœurs, quelques cousines mutuelles, et un nombre indéterminé de mères et de grands-mères. On aurait dit une invasion de sauterelles, mais elles amenaient des tonnes de nourriture et des mains actives et efficaces au lieu du chaos et de la dévastation. Elles parlaient, riaient, chantaient, gloussaient - du moins les plus jeunes -, et remplissaient la maison de fond en comble. Les hommes de la famille s'étaient promptement enfuis aux quatre coins de la ferme. Dag, fasciné, s'attarda. Pour un temps.
Les présentations ne se passèrent pas trop mal, même s'il ne reçut que des silences intimidés ou de petits rires nerveux en retour. Les plus audacieuses, néanmoins, ayant observé comment Faon l'aidait, voulurent essayer elles aussi, et il s'esquiva rapidement pour éviter d'être nourri et abreuvé comme une nouvelle sorte d'animal de compagnie. Engraissé avant l'abattage, ne put-il s'empêcher de penser. Une troupe encore plus hilare, bien que menée par une sévère matrone, et par Faon qui refusa de lui expliquer quoi que ce soit, le coinça dans un coin et entreprit de mesurer plusieurs parties de son corps - heureusement pour son impassibilité vacillante, pas celle-là - et repartit avec de grands éclats de rire. La pièce à tisser de Futée, d'ordinaire un havre de paix, était bondée, et la cuisine n'était pas seulement pleine à craquer mais aussi surchauffée à cause du foyer en activité. A midi, Dag suivit les hommes dans l'exil qu'ils s'étaient eux-mêmes imposé, même s'il rôda non loin de la maison pour écouter les chants s'élever par les fenêtres ouvertes. Tous les messieurs étant partis, certaines chansons se firent plus gaillardes, sans surprise: après tout, c'était une fête de mariage. Il était heureux que Faon ne soit pas privée de ces festivités parce qu'elle s'était choisi un époux qui pouvait sembler étrange.
Toute la gent féminine partit avant le souper, promettant de revenir le lendemain matin pour les derniers préparatifs, mais Dag ne trouva le temps de réfléchir que plus tard. Il s'installa sur le perron de devant, balançant les jambes par-dessus le bord et regardant la vallée tranquille passer du vert doré au gris adouci par le coucher du soleil. Sous l'auvent de la vieille grange, les paisibles tourterelles tristes, aux jolies couleurs mordorées, firent entendre leurs roucoulements doux et mélodieux. De toute la ferme, c'était l'endroit que Dag préférait, pour la vue qu'il avait de là, et il pensa que la personne qui avait bâti cette maison devait avoir partagé ce plaisir. Bizarrement, il se sentait sans attaches. Toutes ses anciennes certitudes s'étaient envolées, sans aucune pour les remplacer. A part Etincelle. Et il ne pouvait pas prétendre qu'elle soit un point de repère probable dans son monde tourbillonnant, car elle évoluait si vite qu'il craignait de la manquer s'il clignait des yeux.
Il aperçut Torrent qui marchait sur le chemin dans l'obscurité naissante. Après l'épisode de la coupe, les jumeaux avaient arrêté de lui lancer des piques, mais désormais ils ne lui parlaient plus du tout. S'il ne pouvait s'en faire des amis, peut-être l'intimidation fonctionnerait-elle? Brin, en revanche, était fasciné par Dag et le suivait partout de peur de manquer une nouvelle démonstration de magie. Dag essayait de le traiter comme un jeune patrouilleur particulièrement irréfléchi, ce qui semblait fonctionner. Si seulement il ne s'était pas cassé le bras, il aurait pu lui proposer de lui apprendre le tir à l'arc : cela aurait été un bon moyen de les rapprocher. Lorsqu'il avait évoqué cette possibilité, Brin avait demandé avec une bonne volonté qui l'avait surpris : « Quand vous reviendrez, peut-être ? »
Ce qui l'amena à se poser cette question: reviendraient-ils jamais? L'intention de Dag lorsqu'il avait demandé Faon en mariage avait été pour moitié d'assurer son avenir en cas de besoin - s'il mourait, pour parler sans détour. Un Marcheur du Lac aurait essayé de rejoindre la tente de son épouse, de s'adapter en tant que nouveau frère, et en retour la famille l'aurait accueilli comme tel. Les fermiers accueillaient de nouvelles sœurs, pas de nouveaux frères, et ils n'avaient pas l'habitude de faire l'inverse. Il avait fallu un peu de temps à Dag pour réaliser que les seuls membres de la famille à qui il avait vraiment besoin de plaire pour emmener Faon étaient les aînés, qui de toute façon s'attendaient à ce que quelqu'un vienne un jour la chercher. Pour Dag, ils avaient élargi la coutume, mais ne l'avaient pas inversée. Et de fil en aiguille, plus Dag réfléchissait à son retour chez lui, plus cela le tourmentait, d'autant plus que Faon n'avait aucun repère pour l'anticiper.
Torrent réapparut, remontant le chemin. Il aperçut Dag sur le perron et se dirigea vers lui en passant entre la maison et la vieille grange, un endroit herbeux où les moutons venaient parfois paître. Ce que les moutons refusaient de manger était fauché une fois par an pour éviter que cette parcelle ne redevienne sauvage et ne cache la vue. Torrent, Dag s'en rendit compte alors qu'il approchait, était tendu, et il envisagea d'ouvrir son InnéSens, si désagréable que cela puisse s'avérer.
— Hé, patrouilleur, dit Torrent. Faon veut vous voir. Sur la route au bout du chemin.
Dag cligna une fois des yeux, lentement, pour dissimuler le fait qu'il venait d'ouvrir son InnéSens le plus grand possible. Faon, détermina-t-il d'abord, n'était pas au bout du chemin, mais presque hors de portée de sa perception, à l'ouest, sur la corniche. Pas seule - avec Roseau ? - mais elle ne semblait pas particulièrement en détresse. Alors pourquoi Torrent mentait-il ? Ah. Les bois plus bas n'étaient pas déserts. Cachée entre les arbres, près de la route, il voyait la tache de quatre chevaux, immobiles - attachés? Quatre personnes les accompagnaient. Il y avait trois essences floues qu'il ne connaissait pas, mais il reconnut la quatrième comme étant celle de cet imbécile de Radieux. Etait-ce aller trop loin que de supposer que les trois autres étaient de solides jeunes fermiers ? Dag ne le pensait pas.
— Est-ce qu'elle a dit pourquoi ? demanda Dag pour se donner un peu de temps pour réfléchir.
Torrent prit plusieurs inspirations le temps d'inventer une réponse, s'étant apparemment attendu que Dag le suive immédiatement.
— Une histoire à propos du mariage ou je ne sais quoi, répondit-il. Elle n'a rien dit, mais elle veut vous voir tout de suite.
Dag se gratta doucement la tempe avec son crochet, content de s'en être tenu à cette habitude profondément ancrée en lui de n'avoir évoqué ses pouvoirs de Marcheur du Lac devant personne, à part Faon et Futée. Il avait maintenant un coup d'avance dans ce jeu. Il se demanda comment profiter de cet avantage, parce qu'il se doutait qu'il n'en aurait pas d'autre. Ce serait amusant de rester simplement là et de voir Torrent s'enfoncer tout seul en cherchant désespérément des raisons pour le convaincre de descendre la colline et tomber dans ce qui se présentait comme une jolie petite embuscade. Mais cela laisserait la bande libre de rôder dans le coin toute la nuit pour trouver un autre plan. Dag avait beau n'avoir aucune envie de régler ça ce soir, il désirait encore moins devoir s'en occuper le lendemain matin. Et il ne voulait surtout pas que cette histoire affecte Faon d'une quelconque façon. Ses frères ennemis, semblait-il, avaient prévu ça pour tout de suite. Soit.
Il laissa son InnéSens se déployer sur les bois, plus bas, qu'il avait traversés plusieurs fois ces derniers jours, à la recherche de... oui. D'exactement ça. Un flot, pas d'excitation, mais de ce calme très particulier qui l'envahissait lorsqu'il affrontait un camp de bandits ou le repaire d'un être malfaisant, monta en lui. Des cibles, hein. Il savait quoi faire avec des cibles. Mais sauraient-elles faire de même avec lui ? Il retroussa les lèvres. Si ce n'était pas le cas, il le leur apprendrait.
— Euh... Dag? demanda Torrent d'un ton hésitant.
Il ne portait pas son couteau de guerre. C'était aussi bien comme ça. De toute façon, il n'avait pas de main pour le manier. Il se leva et secoua son bras gauche.
— Bien sûr, Torrent. Où est-elle, déjà?
— Sur la route, en bas, dit-il, à la fois soulagé et l'inverse.
Dieux absents, que ce garçon mentait mal ! Dans l'ensemble, c'était un point en sa faveur.
— Tu viens avec moi, Torrent?
— Dans une minute. Allez-y, vous. Je dois aller chercher quelque chose à la maison.
— D'accord, dit Dag aimablement, et il descendit la colline jusqu'au chemin.
Il fit quelques pas, puis coupa par les bois en réfléchissant à son itinéraire. Il devait surprendre ses assaillants du bon côté pour mener à bien son projet. Il se demanda s'ils couraient vite. Il avait de longues jambes, ils avaient la jeunesse. Mieux valait ne pas trop se rapprocher.
Mari me battrait pour m'être impliqué dans cette histoire. Bizarrement, c'était une pensée réconfortante. Familière.
Dag descendit discrètement la colline jusqu'à se retrouver à environ cinq mètres derrière les quatre jeunes hommes cachés dans les ombres des arbres et surveillant le chemin. On dirait que Radieux a suivi mon conseil. C'était le crépuscule. Son InnéSens lui donnerait un avantage considérable dans l'obscurité, mais il voulait que ses proies puissent le voir.
— Bonsoir les garçons. Vous me cherchez ?
Ils sursautèrent et firent volte-face. La tête dorée de Radieux brillait même dans l'ombre. Les autres étaient quelconques: l'un robuste, l'un aussi musclé que Radieux, l'autre maigre. Ils étaient assez jeunes pour être idiots, et assez costauds pour être dangereux. C'était une combinaison fort déplaisante. Trois d'entre eux étaient armés de gourdins, pour lesquels Dag éprouvait un respect nouveau.
Radieux avait un bâton et un gros couteau de chasse, rangé dans son fourreau à sa ceinture. Pour l'instant.
Radieux reprit son souffle.
— Salut patrouilleur, gronda-t-il. Laisse-moi te dire comment ça va se passer.
Dag pencha la tête sur le côté, feignant la curiosité.
— On ne veut pas de toi ici. Dans quelques minutes, Torrent va amener ton cheval et ton harnachement, tu monteras dessus et tu partiras vers le nord. Et tu ne reviendras pas.
— Incroyable! s'émerveilla Dag. Et comment comptes-tu t'y prendre pour que cela se produise, mon garçon ?
— Si tu refuses, tu vas prendre la raclée de ta vie. Et on t'attachera sur ton cheval et tu partiras de toute façon vers le nord. Mais sans tes dents.
Radieux sourit et ses dents blanches luisirent dans l'obscurité, pour illustrer sa menace. Ses amis passèrent d'un pied sur l'autre, un peu trop tendus et inquiets pour partager son amusement, même si l'un d'eux émit une sorte de rire mauvais pour montrer son soutien.
— Ce n'est pas pour vous contredire, mais je vois plusieurs failles dans votre plan. La première étant une absence notable de cheval. Je pense que Torrent va avoir un peu de mal avec Tête de Cuivre.
Dag laissa brièvement son InnéSens s'étendre jusqu'à la vieille grange. Les ennuis de Torrent ne faisaient en effet que commencer. Il décida qu'il n'avait pas d'attention à perdre en commandant son cheval à cette distance, et il défit le lien. Il avait dit à la famille entière, à la table du dîner, devant Surel et Trille, de laisser Tête de Cuivre tranquille quand il n'était pas là. Torrent était seul. Il essaya de ne pas trop sourire.
— Patrouilleur, Faon peut se débrouiller avec ton cheval.
— C'est vrai. Mais tu sais, c'est Torrent que tu as envoyé. Voilà qui est malheureux.
— Alors tu peux commencer à marcher.
— Après une raclée ? Tu as une haute opinion de ma résistance. (Sa voix se fit plus douce.) Vous pensez que vous pouvez m'avoir à vous quatre ?
Ils regardèrent son éclisse, son bras gauche sans main, ils se regardèrent les uns les autres. Dag se trouva flatté qu'ils n'éclatent pas de rire. A son avis, il y aurait eu de quoi, mais il ne comptait pas le leur faire remarquer. Le plus costaud, en fait, semblait très légèrement honteux. Radieux, c'est vrai, était plus méfiant. Ce couteau de chasse était un nouvel ornement.
— Juste pour clarifier les choses, je décline votre invitation à prendre la route. Je n'ai pas l'intention de manquer mon mariage. De toute évidence, vous avez le nombre pour vous. Etes-vous prêts à me tuer ce soir? Combien d'entre vous sont prêts à mourir pour que cela arrive ? Avez-vous pensé à ce que vos parents et votre famille vont ressentir demain ? Comment les survivants vont-ils leur expliquer ce qui s'est passé ? Tuer est bien plus compliqué que ce que vous pensez, et les problèmes ne s'arrêtent pas une fois le cadavre enterré. Je parle d'expérience, d'une longue expérience.
Il devait arrêter ça. A en juger par leur expression hésitante, ses paroles atteignaient au moins deux d'entre eux, et ce n'était pas exactement son intention lorsqu'il avait commencé à déblatérer. Courir et pourchasser, c'était son plan de jeu. Heureusement, Radieux et l'autre garçon musclé avaient commencé à essayer de l'entourer, se séparant pour se mettre en position d'attaque. Pour les encourager, il recula.
— Pas étonnant que Faon t'appelle Radieux le stupide, s'écria-t-il.
Radieux releva brusquement la tête. A côté, l'un de ses amis étouffa un rire, et Radieux le foudroya du regard.
— Faon est une salope. Mais tu le sais bien. Pas vrai, patrouilleur?
Bien, il avait réussi.
— Il va d'abord falloir m'attraper, les garçons. Si vos pieds sont aussi lents que votre esprit, je ne devrais pas avoir de problème.
Radieux plongea en avant, son bâton sifflant dans les airs. Dag n'était plus là.
Il courait à grandes foulées, remontant la colline, contournant les arbres, ses bottes glissant sur de vieilles feuilles, des morceaux de calcaire humides et des bogues de hickory rondes, vert marron, roulant sous ses pas. A en juger par ses pas lourds et ses grognements de douleur, au moins un de ses poursuivants trouvait lui aussi le terrain très mauvais. Dag ne voulait pas perdre les garçons dans les bois, mais avoir une bonne avance lorsqu'il arriverait... Là.
Ah. Hum.
L'arbre qu'il avait choisi s'avéra être un hickory dont l'écorce partait en lambeaux, avec un tronc d'environ cinquante centimètres de diamètre. Et pas de branche à moins de six mètres de haut. C'était à la fois une chance et un problème. Les garçons auraient certainement du mal à le suivre. S'il arrivait à monter. Il sortit son bras droit de son écharpe et le laissa pendre sur le côté, leva le bras gauche, planta son crochet, serra les genoux autour du tronc et commença à grimper. Retira le crochet, leva le bras, le planta, grimpa. Encore. Encore. Il était à environ cinq mètres de haut lorsque ses poursuivants arrivèrent, essoufflés, poussant des jurons et agitant leurs gourdins. Il lui vint à l'esprit, d'une façon presque machinale, alors qu'il tirait son corps vers le ciel, que même sans la désagréable sensation de brûlure dans les muscles de son épaule gauche, il mettait une confiance inconsidérée dans un petit bout de bois et des coutures conçues pour se défaire facilement. Les lambeaux d'écorce rêches se craquelaient et se fendaient sous ses genoux serrés, et des petits morceaux tombaient en une pluie aromatique. Si son crochet lâchait et qu'il glissait, l'écorce en dents-de-scie aurait un effet intéressant entre ses jambes.
Il atteignit la première branche solide, passa un bras et une jambe par-dessus, s'y hissa et s'arrêta. Il chercha son objectif. Dieux absents, encore six mètres à gravir. Alors en route.
Une branche desséchée céda sous son poids, ce qui s'avéra en partie utile car il put la détacher d'un coup de pied et la faire tomber sur le visage tourné vers le haut du maigrichon, que ses amis encourageaient à grimper dans le sillage de Dag. Il poussa un cri et tomba en arrière, découragé pour un instant. Dag n'avait plus besoin de beaucoup de temps.
A son grand plaisir, un caillou le dépassa en sifflant, puis encore un autre.
— Aïe! s'écria-t-il avec conviction pour les tromper.
D'autres missiles s'élevèrent et retombèrent, suivis par un bruit sourd de chair et un « aïe » tout à fait authentique en dessous. Dag fit en sorte qu'ils puissent entendre son rire démoniaque, même si sa respiration était aussi sifflante que le soufflet d'une forge.
Presque au but. Dieux absents, cette maudite chose était hors d'atteinte. Il s'étira, coinçant sous son aisselle droite la branche sur laquelle il était à moitié allongé, glissant les pieds sur la branche tremblante d'en dessous. Pour la première fois de sa vie, il souhaita être plus grand et avoir les bras plus longs. S'il perdait l'équilibre à cette hauteur, il pourrait rapidement s'avérer plus stupide que cet imbécile de Radieux. Encore un peu, encore un peu, mettre son crochet autour de cette chose... et tirer bien fort.
Dag s'accrocha fermement à la branche tandis que le guêpier de la taille d'une pastèque, gris et rêche comme du papier, se détachait de la branche et entamait une chute de plus de dix mètres. D'après son InnéSens, la plupart des résidentes du nid étaient à la maison ce soir-là, et se préparaient pour la nuit. Réveillez-vous! On vous attaque! Son faible effort pour énerver les guêpes avec son essence parut superflu lorsque l'objet heurta le sol et se brisa avec un claquement fort et satisfaisant. Suivi d'un vrombissement profond et furieux qu'il entendit de là-haut.
Les premiers cris furent encore plus réjouissants, cependant.
Il se blottit contre le tronc, les pieds posés sur des branches moins flexibles, haletant et effectuant quelques fignolages. Persuader les guêpes furieuses de remonter dans les jambes de pantalon et de descendre par les cols s'avéra moins difficile qu'il l'avait craint, même s'il ne pouvait les guider aussi facilement que des moustiques, et qu'elles étaient beaucoup moins dociles que des lucioles. Une question d'entraînement, pensa Dag. Il s'y appliqua avec détermination.
— Ah ! Ah ! Elles sont dans mes cheveux, elles sont dans mes cheveux, elles me piiiiquent! hurla quelqu'un dont la voix était trop aiguë pour être identifiée.
— Ah, mes oreilles! Ouh, mes mains! Enlevez-les, enlevez-les!
— Cours jusqu'au fleuve, Radieux!
Les bruits de la retraite filtrèrent à travers les feuilles. Mais leur débâcle éperdue ne les aiderait pas beaucoup, car Dag s'était assuré qu'ils partent sous bonne escorte. Même sans InnéSens, il sut quand les exploratrices de pantalon touchèrent leur cible : des hurlements déchirants s'élevèrent jusqu'à ce que le souffle manque aux victimes.
— Boite jusqu'au fleuve, Radieux, marmonna sauvagement Dag alors que les cris frénétiques s'éloignaient vers l'est.
Puis vint le moment de la descente.
Dag l'entreprit lentement, du moins jusqu'aux trois derniers mètres, lorsque son crochet se libéra et qu'il effectua une longue glissade dans le sillage de l'écorce qui s'envolait au passage de ses genoux. Mais il parvint à atterrir sur ses pieds et sans cogner son éclisse trop violemment. Il se releva, le souffle coupé.
— C'était plus facile... quand je pouvais... simplement les étriper...
Non. Pas vraiment.
Il soupira et fit de son mieux pour s'arranger un peu, enlevant l'écorce, les brindilles et les fines feuilles de ses vêtements et de ses cheveux avec l'arrière de son crochet, et remettant avec soulagement son bras droit douloureux dans son écharpe. Quelques guêpes égarées bourdonnaient autour de lui avec une curiosité menaçante. Il les envoya retrouver leurs camarades de nid et redescendit la colline jusqu'à l'endroit où étaient attachés les chevaux.
Il prit leurs brides et fit une boucle avec leurs rênes pour qu'ils ne les piétinent pas. Puis il les conduisit sur la route et leur désigna le sud, essayant d'instiller des images chevalines de granges, de grain et de maison dans leurs esprits limités. Soit ils retrouveraient leur chemin, soit Radieux et ses amis passeraient un bon moment à les chercher les jours suivants. Lorsqu'ils pourraient sortir leurs corps enflés de leurs lits, du moins. Deux des brutes, dont Radieux - Dag s'était assuré qu'il fasse bien partie du lot - ne seraient définitivement pas désireuses de monter à cheval ce soir. Ni les jours à venir.
Alors qu'il remontait le chemin avec lassitude, il croisa Surel qui le descendait en toute hâte. Il tenait une fourche et semblait extrêmement inquiet.
— Que diable étaient ces affreux hurlements, patrouilleur? demanda-t-il.
— De jeunes idiots qui étaient entrés dans vos bois ont pensé que ce serait une grande idée de jeter des cailloux sur un nid de guêpes. Ça ne s'est pas passé comme ils l'avaient imaginé.
Surel renifla, mi-amusé, mi-vexé, la tension quittant son corps, puis s'arrêta.
— Vraiment?
— Je pense que ce serait la meilleure histoire à faire circuler, oui.
Surel poussa un petit grognement qui lui rappela soudain Faon.
— Il y a autre chose, c'est évident. C'est réglé ? demanda-t-il en faisant demi-tour pour remonter avec Dag.
— Pour cette partie, oui.
Dag étendit à nouveau son InnéSens, cette fois en direction de la vieille grange. Son futur beau-frère était toujours en vie, même si son InnéSens était très agité.
— Mais il y a autre chose. Qui est à mon avis de votre ressort et non du mien.
Ce n'était pas le rôle d'un chef de patrouille de corriger les membres d'une autre patrouille. D'un autre côté, travailler en équipe pouvait parfois s'avérer d'une efficacité remarquable.
— Mais je crois que nous devrions accélérer si vous acceptez de recevoir quelques conseils de ma part.
— A propos de quoi ?
— Dans ce cas, de Roseau et Torrent.
Surel marmonna quelque chose du genre «prêt à cogner leurs têtes d'idiots l'une contre l'autre», puis ajouta:
— Qu'est-ce qu'ils ont fait ?
— Je pense que nous devrions laisser Torrent nous le raconter. Puis nous aviserons.
— Hum, fit Surel d'un air dubitatif, mais il suivit Dag lorsqu'il quitta le chemin pour s'approcher de la grange.
La porte coulissante était ouverte, et une douce lumière jaune se déversait de la lanterne à huile accrochée à un clou planté dans un chevron. Dans une stalle près de la porte, Grâce, mal à l'aise, renifla lorsqu'ils entrèrent. L'allée poussiéreuse dégageait une odeur pas vraiment désagréable de chevaux et de paille, de fumier, de fientes de tourterelles et de pourriture sèche. Un cri furieux s'éleva de la stalle de Tête de Cuivre. Dag tendit une main apaisante comme Surel faisait mine de se précipiter. « Attendez», articula-t-il en silence.
Dag eut du mal à ne pas éclater de rire devant la scène qui s'offrait à eux, même si la vue de la moitié de son harnachement éparpillé par terre et piétiné par Tête de Cuivre ne l'aidait pas à garder un visage impassible. Sur le mur du fond du box, des lattes de bois étaient clouées en guise de grossière mangeoire, et au-dessus un carré était découpé dans le plafond pour que le foin puisse être jeté directement depuis le grenier. Même si ce trou était suffisamment grand pour y faire passer une grosse pelletée de foin, il ne l'était pas assez pour les larges épaules de Torrent. A ce moment précis, ayant grimpé sur la mangeoire, Torrent avait une jambe et deux bras coincés dans le trou, et gesticulait pour mettre le reste de son corps hors de portée des dents jaunes et claquantes de Tête de Cuivre. Celui-ci, les oreilles en arrière et le cou tendu, poussait des hennissements perçants et claquait des mâchoires, éprouvant apparemment une joie rosse à voir Torrent se tortiller de plus belle.
— Patrouilleur! s'écria Torrent en les voyant s'approcher de la cloison de la stalle. Aidez-moi ! Rappelez votre cheval !
Surel lança un regard inquiet à Dag. Celui-ci lui fit un petit signe de tête et posa les bras sur le haut de la cloison, s'appuyant confortablement.
— Alors, Torrent, dit Dag d'un ton badin. Je me rappelle distinctement vous avoir dit, à toi et tes frères, que Tête de Cuivre était un cheval de guerre, et vous avoir demandé de le laisser tranquille. Vous vous en souvenez, Surel ?
— Oui, en effet, patrouilleur, dit Surel, accordant son ton au sien et appuyant ses coudes sur la cloison.
— Je sais que vous l'avez ensorcelé d'une façon ou d'une autre! Dites-lui de me laisser !
— Nous verrons ça plus tard. Tout de suite, ce que je meurs de curiosité de savoir, c'est comment tu t'es retrouvé dans cette stalle, sans ma permission, mais avec mes sacoches, mon sac de couchage et tout mon harnachement, que j'avais laissés dans la pièce à tisser de tante Futée. Je pense que ton papa aimerait bien entendre cette histoire aussi.
Dag se tut.
Le silence s'éternisa. Torrent fit une nouvelle tentative pour se balancer vers le bas. Tête de Cuivre, excité, piaffa et essaya de le mordre en faisant un bruit très particulier, à mi-chemin entre celui, menaçant, d'une scie à chantourner, et un rire de cheval. Torrent remonta immédiatement son corps.
— Votre brute de cheval m'a attaqué! se plaignit Torrent.
Sa chemise était déchirée à l'épaule, et un peu de sang s'en écoulait, mais il était évident pour Dag, à la façon dont il bougeait, qu'il n'avait rien de cassé.
— Voyons, voyons, dit-il d'un ton faussement apaisant. C'était juste une petite morsure d'amour, ça. Si Tête de Cuivre t'avait vraiment attaqué, tu serais là, et ton bras serait là-bas. Je parle d'expérience, bien entendu.
Torrent écarquilla les yeux en réalisant que, s'il voulait un peu de sympathie, il avait frappé à la mauvaise porte.
Dag ne dit rien de plus.
— Qu'est-ce que vous voulez savoir? demanda finalement Torrent d'un ton maussade.
— Je suis sûr que quelque chose va te venir, répliqua Dag d'une voix traînante.
— Papa ! Dis-lui de me laisser descendre !
Surel poussa un soupir exaspéré.
— Tu sais, Torrent, je vous ai tirés plus d'une fois, ton frère et toi, de mauvais pas dans lesquels vous vous étiez fourrés tout seuls, parce qu'un garçon doit survivre à sa part de bêtises. Mais comme vous aimez tant me le rappeler, vous n'êtes plus des enfants. D'après moi, tu t'es fourré là-haut tout seul. Tu peux bien te débrouiller pour redescendre.
Torrent parut effaré par cette trahison parentale inattendue. Il entama une explication plutôt embrouillée impliquant une requête imaginaire de Faon.
Dag secoua une nouvelle fois la tête en direction de Surel. Ce dernier avait la mine de plus en plus sombre.
— Non, l'interrompit Dag d'une voix faussement ennuyée. Ce n'est pas ça. Réfléchis mieux, Torrent. Je devrais aussi mentionner, je suppose, que Radieux Charpentier et ses trois costauds d'amis sont en route pour Bleu-Ouest par le fleuve. Sous escorte. Sous l'eau, je dirais plutôt. Je ne crois pas qu'ils reviendront avant plusieurs jours.
— Comment avez-vous... ? Je ne sais pas de quoi vous parlez!
Silence.
— Est-ce qu'ils vont bien ? demanda Torrent d'une plus petite voix.
— Ils survivront, dit Dag avec indifférence. Tu pourras penser à m'en remercier, plus tard.
Le silence, à nouveau.
Après plusieurs autres faux départs, Torrent finit par se confesser. C'était plus ou moins l'histoire à laquelle Dag s'était attendu, la conspiration à la taverne et la bravade de jeunesse. Dans la version de Torrent, Roseau était le vaillant chef de bande, horrifié à l'idée de voir sa seule sœur épouser un Marcheur du Lac mangeur de cadavres, faisant par la même occasion de lui son beau-frère, et les propres motivations de Torrent se perdirent dans un murmure. Dag ne savait pas s'il s'agissait de la stricte vérité ou s'il ne faisait que rejeter la faute sur son frère, mais cela lui importait peu puisqu'il était évident que les deux garçons étaient impliqués. Ils avaient trouvé un partenaire étonnamment enthousiaste en la personne de Radieux, en grande forme après un été passé à tirer des souches d'arbres et ravi de faire admirer ses muscles. Sans surprise, il apparut que Radieux n'avait pas jugé utile de mentionner sa première rencontre avec Dag, qui choisit d'en faire autant. Surel paraissait de plus en plus sombre.
Torrent arrêta finalement de bégayer. Un silence glacial s'abattit sur la grange tiède. Le jeune homme commença à se laisser tomber. Tête de Cuivre attaqua de nouveau. Torrent se tendit, pendu comme un opossum à sa branche. Dag voyait que ses bras tremblaient.
— Maintenant, Torrent, fit Dag, je vais te dire comment les choses vont se passer. Il se trouve que je suis disposé à pardonner et à oublier ton projet fraternel de me battre à mort puis de m'enterrer dans les bois de ton père la veille de mon mariage. Quant au fait que tu aies également sérieusement mis en danger la vie de tes amis - parce que confronté à cette mort, je ne me serais pas retenu pour me défendre -, je laisse à ton père le soin de régler ça avec vous deux. Je te pardonnerai même de m'avoir menti. (Dag baissa la voix d'une façon tellement sinistre que Surel lui jeta un regard inquiet.) Ce que je ne pardonne pas, c'est la cruauté de tes mensonges à Faon. Vous aviez prévu, lorsqu'elle se réveillerait toute joyeuse le jour de son mariage, de lui annoncer que je m'étais fait la malle en pleine nuit, vous lui auriez fait croire qu'elle avait été humiliée et trahie, devant ses amis et sa famille, vous l'auriez fait pleurer - bien que je pense que sa réaction vous aurait surpris. (Il jeta un regard de côté.) Est-ce que cette image vous plaît, Surel ? Non ? Parfait. (Il prit une profonde inspiration.) Quelles qu'aient été les raisons pour lesquelles vos parents ont toléré que vous tourmentiez votre sœur dans le passé, cela s'arrête demain. Tu dis que Roseau avait peur de moi ? Il devrait être deux fois plus inquiet. Si l'un d'entre vous se permet ne serait-ce que de lancer un regard mauvais à Faon demain, ou n'importe quand après, je vous donnerai des raisons de le regretter chaque jour du reste de votre vie. Tu m'entends, Torrent? Regarde-moi.
Dag n'avait plus utilisé cette voix depuis la période où il était capitaine. Il fut content de voir que ça fonctionnait toujours. Torrent faillit tomber de son perchoir. Tête de Cuivre broncha. Même Surel recula d'un pas.
— Tu m'entends ? siffla-t-il.
Torrent hocha frénétiquement la tête.
— Très bien. Je vais attacher Tête de Cuivre et tu descendras de là. Ensuite tu ramasseras chaque morceau de mon harnachement et tu les remettras là où tu les as trouvés. Ton frère et toi réparerez ce qui est cassé, nettoierez ce qui a roulé dans le fumier, ce qui vous empêchera de faire d'autres bêtises pour le reste de la soirée, je pense. Vous remplacerez ce que vous ne pourrez réparer, et pour ce qui ne peut être remplacé, je vous laisse voir ça avec votre père.
— Tu as entendu le patrouilleur, Torrent, dit Surel dans un féroce grondement paternel, presque aussi efficace que la voix de capitaine de compagnie.
Dag étendit son InnéSens jusqu'à son cheval, une opération familière qu'il pratiquait depuis longtemps. Il avait cet imbécile de hongre sur les bras depuis environ huit ans, maintenant. Déçu d'avoir perdu son jouet, Tête de Cuivre baissa la tête vers le sol et se mit à grignoter du foin, faisant comme si rien ne s'était passé. Dag pensa qu'il avait finalement des points communs avec Torrent.
— Tu peux descendre, dit-il.
— Il n'est pas attaché, rétorqua Torrent nerveusement.
— Si, il l'est, affirma Dag, maintenant.
Surel haussa les sourcils, mais il ne dit rien. Torrent descendit avec précaution. Le visage rouge, les yeux posés avec méfiance sur Tête de Cuivre, il se mit à ramasser les affaires de Dag éparpillées par terre : ses vêtements, ses sacoches et son sac de couchage déchiré, sa selle renversée et sa couverture de selle piétinée. L'arc spécialement conçu pour lui, projeté dans un coin, n'était pas abîmé, s'aperçut Dag avec bonheur. Seul ce constat relativement bénin l'empêchait de sombrer dans la fureur. Ça, et le fait de ne pas trop penser à Faon. Mais il devait penser à elle.
— Bien, dit-il lorsque Torrent fut sorti de la stalle, les bras chargés, et qu'il eut refermé la porte derrière lui.
Torrent posa le harnachement emmêlé par terre, très doucement.
— Nous en arrivons à l'autre question. Que veux-tu que je dise à Faon de tout ça ?
La grange, déjà calme, devint silencieuse comme une tombe.
Surel fit la grimace.
— Il me semble, fit-il prudemment, qu'elle serait aussi bouleversée par cette histoire que par ce qui aurait pu se produire. Je veux dire, au sujet de Roseau et Torrent, ajouta-t-il, des visions d'une Faon en larmes sur le corps du patrouilleur se présentant manifestement à son esprit comme à celui de Dag.
Torrent, qui avait été plutôt rouge, vira au blanc.
— C'est bien ce qu'il me semble aussi, dit Dag. Mais, vous savez, il y a huit personnes qui connaissent la vérité sur ce qui s'est passé ce soir. Evidemment, quatre d'entre elles raconteront des mensonges en rentrant chez elles ce soir, même si je doute qu'elles racontent toutes les mêmes. Une rumeur va forcément circuler.
Dag les laissa s'attarder sur cette horrible vision pendant un moment.
— Je ne suis pas l'ami de Roseau et Torrent, même si j'aurais pu l'être. Je ne mentirai pas à Faon pour eux. Mais je vais vous accorder ceci, et rien de plus : je ne parlerai pas le premier.
Surel digéra cette information, le visage impassible, envisageant visiblement des répercussions familiales déplaisantes au plus haut point. Puis il hocha brièvement la tête.
— D'accord, patrouilleur.
Dag étendit rapidement son InnéSens, même si la proximité de ces deux Prébleu ébranlés lui était douloureuse.
— Roseau revient à la maison avec Faon. Je préférerais vous le laisser, Surel.
— Envoyez-le ici, dit Surel entre ses dents.
— Je n'y manquerai pas, monsieur.
Il hocha la tête plutôt que de se conformer aux habituelles salutations.
— Merci... monsieur, dit Surel en hochant la tête à son tour.
* * *
Faon revint à la cuisine avec Roseau, un peu fâchée qu'il l'ait traînée ainsi dans la nuit. Elle alluma quelques bougies sur le manteau de cheminée pour éclairer tant la pièce que son humeur. Qui s'améliora d'autant plus qu'elle entendit les longs pas de Dag dans le couloir. Roseau, qui s'était glissé dans la pièce à tisser de Futée pour quelque raison, ressortit avec un sourire triomphant et inexplicable. Elle s'apprêtait à lui demander pourquoi il était si heureux lorsque ce sourire s'effaça soudain à la vue de Dag qui entrait dans la cuisine. Faon réprima une pointe d'irritation vis-à-vis de son frère. Elle avait d'autres choses à faire que de se disputer avec lui. Serrer Dag dans ses bras était en haut de sa liste.
Il lui rendit rapidement son étreinte avec son bras gauche et se tourna vers Roseau.
— Ah, Roseau. Ton papa veut te voir dans la vieille grange. Maintenant.
Roseau regarda Dag comme s'il était un serpent venimeux surpris à l'endroit où il voulait poser la main.
— Pourquoi ? demanda-t-il d'une voix soupçonneuse.
— Je crois que Torrent et lui ont beaucoup de choses à te dire.
Dag pencha la tête sur le côté et lui fit un petit sourire, le moins amical qu'il lui ait été donné de voir, pensa Faon. La bouche de Roseau s'affaissa mais il ne protesta pas et, au grand soulagement de Faon, il sortit. Elle entendit claquer la porte d'entrée.
Faon repoussa ses boucles désordonnées.
— Eh bien, ça c'était vraiment une sortie idiote.
— Où êtes-vous allés, tous les deux?
— Il m'a traînée jusqu'aux prés de derrière pour que je l'aide à sauver un veau coincé dans une barrière. Si cet écervelé d'animal s'était coincé quelque part, il ne l'était plus lorsque nous sommes arrivés. Et ensuite il a voulu que nous longions toute la longueur de la barrière tant qu'on était là. Ça ne me dérangeait pas de me promener, mais j'ai des choses à faire. (Elle fit un pas en arrière et observa Dag. Il était rarement très soigné, mais à cet instant il semblait carrément chiffonné.) Est-ce que tu as pu réfléchir tranquillement?
— Oui, je viens de passer une heure très instructive. Et utile aussi, j'espère.
— Oh, toi. Je parie que tu n'es pas resté assis tranquille. (Elle enleva des morceaux épars d'écorce et de feuilles collés à sa chemise, et remarqua avec désapprobation une nouvelle déchirure dans son pantalon, au niveau du genou, taché de sang. Tu t'es promené dans les bois, je parie. Je suis sûre que tu as marché si longtemps que tu ne pouvais plus t'arrêter. Quoi, tu as grimpé aux arbres ?
— A un seul.
— Eh bien, c'était idiot de faire ça avec ton bras! le gronda-t-elle affectueusement. Tu es tombé ?
— Non, pas vraiment.
— C'est une chance. Tu dois faire plus attention. Grimper aux arbres, franchement ! Je plaisantais. Je ne veux pas d'un fiancé tout cassé, je te signale.
— Je sais.
Il sourit en regardant autour de lui. Faon se rendit compte que, par miracle, ils étaient seuls pour le moment. Il sembla s'en apercevoir au même instant car il s'assit sur la grosse chaise en bois à côté de la cheminée et l'attira à lui. Elle grimpa avec bonheur sur ses genoux et leva le visage pour l'embrasser. Leur baiser se fit pressant, et ils étaient tous les deux essoufflés lorsque leurs lèvres se séparèrent.
— Ils ne pourront pas nous séparer bien plus longtemps, dit-elle d'un ton bourru.
— Pas même avec des cordes et des chevaux sauvages, ajouta-t-il, les yeux brillants. (Son sourire se fit plus sérieux.) As-tu décidé où tu voulais que nous soyons demain soir ? Ici ou ailleurs ?
Elle sourit et se redressa.
— Tu as une préférence ?
Il repoussa les cheveux de son menton avec ses lèvres, probablement parce qu'il répugnait à lui toucher le visage avec son crochet. Ce geste se transforma en une petite série de baisers le long de ses arcades sourcilières avant que lui aussi se redresse, pensif.
— Ce serait plus facile de rester là. Nous n'atteindrons pas le lac Hickory en un jour, encore moins en quelques heures demain soir. Et si nous campons, tu devras t'occuper de presque tout.
— Le travail ne me dérange pas, dit-elle en rejetant la tête en arrière.
— Ecoute-moi. Nous n'allons pas seulement faire l'amour, nous allons nous faire des souvenirs. C'est le genre de journée qu'on se rappelle toute sa vie, tandis que les autres s'effacent. La vraie question, la seule qui m'importe vraiment, c'est quels souvenirs de tout ça veux-tu emporter pour l'avenir?
C'était la voix de l'expérience, pensa-t-elle. Mieux valait l'écouter.
— D'après la coutume, chez les fermiers, le couple part dans sa nouvelle maison, pour dormir sous son nouveau toit. Pendant que la fête continue. Si nous restons, je parie que je vais me retrouver à faire la vaisselle à minuit, ce que je ne souhaite pas.
— Je n'ai pas de maison pour toi. Je n'ai même pas de tente avec moi. Ce sera un toit d'étoiles, si ce n'est pas un toit de pluie.
— On ne dirait pas qu'il va pleuvoir. Ces moments de très beau temps, à cette époque de l'année, durent trois ou quatre jours, d'habitude. J'admets que je préfère une chambre d'auberge à un champ de blé, mais au moins avec toi il n'y a pas de moustiques.
— Je crois qu'on pourrait trouver mieux qu'un champ de blé.
Elle reprit la parole plus sérieusement, méditant les paroles de Dag.
— Cette maison déborde de souvenirs. Certains sont heureux, mais beaucoup me font du mal, et ces derniers sont toujours les plus présents. Et il y aura toute ma famille. Demain soir, je veux être dans un endroit qui ne m'évoque aucun souvenir.
Et sans famille.
Il baissa la tête en signe de compréhension.
— Alors c'est ce que nous ferons.
Elle redressa le dos.
— D'ailleurs, j'épouse un patrouilleur. Nous devons donc faire ça dans le style des patrouilleurs! Un sac de couchage sous les étoiles, ça me va. (Elle sourit et fourra son nez dans son cou, séductrice.) Nous pourrions nous baigner dans le fleuve...
Il semblait très facile à séduire, les yeux plissés à la manière qu'elle aimait tant.
— C'est toujours agréable de se baigner dans un fleuve, dit-il. Un patrouilleur propre est, euh...
— Inhabituel ? suggéra-t-elle.
Et elle aimait aussi la façon dont sa poitrine grondait sous elle lorsqu'il riait intérieurement. Comme un tremblement de terre paisible.
— Un patrouilleur heureux, dit-il fermement.
— Nous pourrions ramasser du bois, continua-t-elle, ses lèvres remontant sur lui.
Les siennes descendaient sur elle.
— Un gros, grand feu de joie, murmura-t-il entre deux baisers.
— Nous chasserons les écureuils trop chahuteurs...
— Ces écureuils sont une grande menace. (Il la regarda, son visage tout contre le sien, même si elle ne se rendait pas compte qu'il pouvait la voir si bien à cette distance.) Tout ça! Tu es optimiste, Étincelle!
Elle rit, heureuse de voir ses yeux si pétillants. Il avait l'air tellement sombre lorsqu'il était arrivé.
A sa grande frustration, elle entendit des pas lourds descendre l'escalier, ceux de Flèche ou de Brin, se dirigeant vers eux. Elle soupira et se redressa.
— Alors ce sera ailleurs.
— A moins qu'un orage éclate.
— Le tonnerre et les éclairs ne pourraient me garder dans cette maison une journée de plus, dit-elle avec ferveur. Il est temps pour moi d'aller de l'avant. Tu comprends ?
Il hocha la tête.
— Je commence à m'en apercevoir, fermière. C'est une bonne chose pour toi.
Elle lui vola un dernier baiser avant de glisser de ses genoux, en pensant : demain, je n'aurai plus besoin de lui voler ces baisers. Elle fondit en voyant la tendresse du regard qu'il lui lança, la laissant, à contrecœur, sortir de ses bras. Elle pourrait essuyer tous les orages du monde dans le havre de ce sourire.